CHAPITRE XV

Quelques larmes s’égarèrent dans ses moustaches. Amer, terriblement las, il renifla, remit en cause sa vengeance, s’énerva contre sa lâcheté, retrouva sa hargne. Le vent aigrelet était devenu bourrasque ; des piaulements entouraient la maison. On eût juré que des dizaines de sorcières chantaient l’hallali en une violente cacophonie. Fernand s’approchait sûrement du traquenard. Il ne l’entendait pas encore, mais le sentait dans les parages, hésitant, sur le point d’entrer. Il ne se trompait pas : le visiteur poussa la porte avec précaution, se glissa dans le couloir, avança dans la pénombre. Tout se déroulait comme prévu, comme si chacun des acteurs avait dûment appris son scénario. Léonard commanda l’éclairage : une quinzaine de lampes de Nux inondèrent les lieux d’une violente lumière. L’intrus arracha la cagoule-filtre qui lui masquait le visage et les deux hommes s’entre-regardèrent en clignant des yeux comme des hiboux aveuglés. En reconnaissant Eusèbe, Léonard grogna d’indignation. Pourtant cette révélation ne l’étonnait pas outre mesure. Un instant statufié, le fossoyeur chassa sa surprise :

— Tiens, fit-il, dédaigneux. Môssieur a enfilé le costume des grandes occasions. Serait-ce la fête, ce soir ?

— Il se pourrait en effet que ce soit la tienne, rétorqua Léonard en tapotant le revolver du plat de la main.

Dehors le vent se déchaînait ; un long miaulement continu, fort irritant, comme poussé par un animal torturé, jeta une trêve entre les rivaux, puis Eusèbe secoua la tête pour chasser la mèche de cheveux qui lui tombait sur l’œil ; ce geste, trop nerveux, répété à plusieurs reprises, trahissait sa confusion. Néanmoins, l’air subitement mauvais, il s’enquit :

— Où est Catalina ?

Léonard empoigna l’arme qu’il dressa d’un coup, canon pointé vers le fossoyeur. En voyant pâlir son antagoniste, il ressentit une piqûre de satisfaction fugitive le frapper au creux de la poitrine :

— Enfin je te tiens, crachota-t-il, une paupière très soulevée, accentuant ainsi l’asymétrie de son visage. Tu sais que je n’ai pas hésité à liquider Felipe, croyant qu’il était l’amant de Catalina, alors tu mesures la satisfaction que j’aurai à tirer sur toi ! Un projectile de cet antique pistolet, une flèche de cuivre, va traverser ton corps de part en part, et le résultat sera aussi concluant qu’une perforation au laser.

Eusèbe esquissa un mouvement en avant, mais le bras de Léonard se raidit :

— Tu ne peux rien tenter, canaille ! Fais dans ton froc, afin que je respire l’odeur méphitique annonciatrice de la mort !

Les flots de haine qui s’échappaient respectivement des deux hommes se heurtèrent, les immobilisant dans une tension extrême. C’était l’instant rêvé : Léonard jugea qu’Eusèbe était mûr pour tomber dans le panneau et agir exactement comme il le souhaitait. Alors, il feignit un haut-le-corps, singea un début de malaise, ouvrit et referma la bouche, les muscles du cou tendus. Pendant qu’il s’exerçait à cette simulation, il saisit la lueur qui fulgura dans les yeux rusés d’Eusèbe. Tout allait donc pour le mieux, son art confinait au génie ! De proie, il était passé maître et lui seul tirerait les ficelles jusqu’au bout ! Il se mit à souffler comme s’il étouffait mais s’accouda afin de maintenir le canon levé. Eusèbe, visiblement se contenait, prêt à l’action, muscles bandés. Tout devait basculer en un éclair : Léonard respira à courts halètements hachés, trembla ; il mima l’effort, mais détendit ses doigts, laissa échapper le revolver qui tinta à terre. Bien entendu, le croque-mort se détendit comme un ressort, plongea sur l’arme qu’il retourna contre le peintre.

— C’est moi qui te tiens, pauvre pomme ! éructa-t-il.

« Tirade lamentable, conçue dans mon esprit depuis longtemps », songea léonard tout en continuant la comédie.

Entre ses paupières vacillantes, il ne perdait rien de l’attitude d’Eusèbe, nota que la rage déformait cruellement ses traits, que sa mèche rebelle le forçait à loucher… Mais qu’attendait-il, bon Dieu, pour appuyer sur cette foutue détente ? Qu’attendait-il pour lui envoyer une balle dans le crâne ? L’index blanchit sur la languette d’acier. « Gagné ! » se dit le peintre. « Je l’ai eu ». Mais la voix de Catalina explosa : « Non ! »

Eusèbe se tourna, ahuri. Léonard se cambra, toute vigueur revenue, fixa lui aussi bêtement la nourrice qui venait de tout faire rater. Cheveux en désordre et vêtements mouillés, couverte de griffures, les lèvres violacées, elle marcha vers Eusèbe, entoura ses épaules d’un bras souple, se colla à lui :

— Inutile de le tuer, carino, dit-elle. Je l’ai empoisonné : il va mourir.

Elle avait avoué son forfait avec une stupéfiante simplicité. Écrasé par la confidence, Léonard considéra la femme d’un regard stupide. Eusèbe posa le revolver sur un meuble, alla chercher les cordes dans le réduit, sur les conseils de Catalina, puis se mit à l’ouvrage. Avec une science de marin, il attacha le vieillard au fauteuil. Les bras d’abord, puis le torse et les chevilles. Sans serrer trop fort, il s’évertua à confectionner des nœuds tenaces, immobilisa enfin le prisonnier par une boucle autour du cou. Chaque brin relié à ses mains et à ses pieds, le peintre ne pouvait entreprendre le moindre mouvement sans s’étrangler.

— On le laisse crever là, décida la nourrice, résolue.

Elle passa dans le salon, revint chargée d’une bouteille d’alcool, pinça le nez de Léonard de façon à l’obliger à ouvrir la bouche. Plongeant alors le goulot dans sa gorge, elle laissa couler le liquide sans se soucier des borborygmes ou de l’asphyxie qu’elle provoquait. Étranglé, Léonard rejetait une partie de la boisson. Les joues inondées de pleurs, incapable d’opposer la moindre résistance, il subit l’épreuve jusqu’à son terme.

— La tétée est terminée, ironisa Catalina en retirant la bouteille vide, le laissant à demi inconscient.

L’alcool s’était répandu sur ses vêtements ; la robe maculée collait à ses côtes, à son ventre. Le col jaune était strié de coulées sombres.

— Matérialise ton sidérophone, commanda sèchement Eusèbe.

Sachant que toute esquive serait chèrement payée, le peintre s’exécuta. Dès que le petit appareil parut, dans son nuage rosé, le fossoyeur s’en empara d’une main ferme et l’écrasa dans sa paume.

— Partons, décréta-t-il, alors.

Avant de fuir, Catalina ouvrit les meubles les uns après les autres, les fouilla à la hâte, s’empara de liasses de billets dispersées çà et là, de capsules de Gla à vertus aphrodisiaques, de quelques pierres précieuses.

Les yeux vitreux, la respiration réduite à un râle, Léonard crut entendre la porte claquer puis, dans son ivresse se demanda qui pouvait bien crier de la sorte autour de la maison. Comme il ne lui vint pas à l’esprit qu’il s’agissait du vent, cette question l’obséda jusqu’à ce qu’il perde connaissance.

Lorsqu’il entrouvrit les yeux, longtemps après, il ne sut dire où il se trouvait, ni d’où lui venaient cette nausée et ce mal de tête atroces. Il voulut se pencher en avant, mais il s’étrangla. Affolé, il se débattit, chercha à se lever, mais le siège le retint. Agité de soubresauts, il se mit à geindre et, dans sa panique, pissa. L’urine brûla ses jambes ligotées. La mémoire lui revint et la réalité s’imposa dans toute son horreur : il était vaincu, prisonnier sous son propre toit. L’issue fatale ne faisait pas de doute, la partie était définitivement perdue.

Il considéra la lumière roussâtre qui baignait maintenant le jardin, ne put préciser si c’était le matin ou l’après-midi. Avec la quantité d’alcool ingurgitée, il avait très bien pu rester inconscient une quinzaine d’heures !

Dans ses membres tétanisés, des millions d’insectes hachaient fibres et veines de leurs mandibules véloces, enfonçaient leurs pattes de fer dans ses mâchoires, libéraient dans son cerveau des spirales électriques. C’était atroce. Comme il lui était impossible de se redresser, ni de détendre ses bras, ni d’allonger ses jambes, il avait l’impression d’être enfermé dans une coquille hérissée de crochets et de rouler dans un précipice chaotique. Du temps passa ; la pénombre rongea le décor familier du salon qui ne tarderait pas à se transformer en tombeau. Léonard déglutit, crut avaler une gorgée de sable. Ses mains, qu’il devinait enflées, prêtes à se fissurer sous la pression du sang, sa robe toute maculée d’urine et de sang séché lui ôtèrent toute forme d’espérance. La sensation de soif, horrible, le frappa ; elle croîtrait de seconde en seconde, l’entraînerait dans le pire des supplices. Il poussa un cri dérisoire, secoua la tête, comprit, à la bouffée de chaleur qui montait de ses entrailles, que la fièvre le rongeait.

À quelques pas de lui, posé sur le meuble, le revolver le hantait, le narguait : il portait les empreintes d’Eusèbe, et il lui était interdit de s’en saisir ! Une colère sans nom l’enveloppa, le pénétra pore par pore, l’emplit. Il tressauta, secoua les attaches, ne parvint qu’à s’entamer la peau à maints endroits. Finalement, des buissons ténébreux dansèrent dans la pièce, l’écrasèrent. Ses yeux se voilèrent de rouge, il eut l’impression que sa souffrance l’abandonnait… Mais sa tête ballotta si fort, de droite et de gauche, qu’il retrouva ses esprits. Quelqu’un le manipulait sans ménagement. Dans le brouillard qui l’entourait, il devina d’abord une silhouette penchée sur lui, grimaçante, puis il reconnut Eusèbe, resta sans réactions. Les mains agiles et dures du fossoyeur couraient sur lui, tiraient sur la corde, délivraient ses membres alourdis. L’homme agissait très vite, comme sous l’empire d’une peur soudaine, l’emprise d’une nécessité impérative. À l’aide d’un couteau, il tranchait les liens avec hargne, plongeait au fur et à mesure les bouts de ficelle dans un sac. Cette hâte, que Léonard ne perçut pas tout de suite signifiait qu’il y avait peut-être du nouveau ; elle finit par donner au peintre la conviction naïve que son supplice s’achevait.

— Soif ! s’appliqua-t-il à prononcer.

Eusèbe ne répondit pas à cet appel tragique ; il continuait à tourner autour du fauteuil afin de s’assurer qu’il n’avait pas laissé échapper un bout de la corde. Dans une tentative irréfléchie, Léonard leva le poing, mais son bras ankylosé, vidé de forces, tomba le long du fauteuil, aussi pesant que si une pierre avait été attachée à son poignet. Eusèbe saisit cette main inerte, gonflée comme une outre, la releva, la lâcha, la regarda choir, hocha la tête.

— Soif…, répéta Léonard, suppliant.

— J’ai apporté ce qu’il faut, répondit le croque-mort.

Du fond du sac, il tira une bouteille d’eau-de-vie et, sur l’exemple de Catalina, força le peintre à la vider. Cette fois, Léonard sombra dans un état indolore, proche du coma. Pendant une éternité, il glissa vers une clarté lointaine, l’atteignit, y pénétra. Ébloui tout d’abord, il s’accoutuma peu à peu au blanc intense dans lequel il discerna des formes étincelantes. Il crut se trouver en présence de fantômes, mais ces entités ressemblaient tout à fait à des êtres humains. Hommes et femmes, nus, agitaient dans sa direction leurs mains osseuses avec l’intention évidente de s’emparer de lui. Ces cadavres animés à l’allure de pantins grotesques, ces morts-vivants faisaient claquer comme des becs leurs mâchoires édentées, étiraient tant qu’ils pouvaient leurs bras maigres semblables à des racines tordues. Ils exhibaient des ventres hideux, soit creux soit distendus, où la peau translucide crevait parfois sous la poussée des viscères. Cela faisait penser à des nids de serpents. Entre des cuisses racornies, des sexes verdâtres pendaient, fruits desséchés ou en putréfaction.

Le flot des haleines fétides atteignit Léonard, puis des mains agitées comme des araignées à l’attaque se posèrent sur lui, l’agrippèrent. En un effort suprême, il s’arracha à l’étreinte morbide, recula, perdit l’équilibre, chuta dans le noir à une vitesse vertigineuse, retomba durement dans son fauteuil où les douleurs l’envahirent à nouveau, l’investirent partout à la fois, dans toute la cage de son corps. Les insectes invisibles, multipliés, redoublèrent d’activité ; ils le mordillèrent, très vite et très fort, comme pour le punir d’avoir tenté de leur échapper.

Douleur et frayeur le chassèrent de sa torpeur. Il en émergea hagard, à demi fou. Un vague crépuscule badigeonnait de vert-de-gris la lumière, autour de lui. Pour retrouver un peu de cohérence dans ses pensées, il se concentra longuement. La soif, la faim éparpillaient des braises dans ses entrailles mais il ne pouvait bouger : il n’était plus qu’un tas de chair et d’os que son cerveau ramolli ne commandait plus. Pourtant, il se persuada que s’il arrivait à se mouvoir, à ramper jusqu’à la cuisine, limace humaine, s’il y avalait quelque chose, n’importe quoi, l’énergie lui reviendrait !

Il aspira le maximum d’air que sa poitrine comprimée était en mesure d’emmagasiner, assura des prises sur les accoudoirs du fauteuil, appuya bien ses pieds à plat sur le sol, attendit, épuisé. S’il restait, quelque part, au tréfonds de lui-même, un atome de force, il le délogerait, le rendrait utile ! Il parvint à se raidir, à déplacer ses fesses anguleuses, doucement, millimètre par millimètre, à porter son poids en avant…

Lorsque ses genoux heurtèrent le carrelage, il laissa échapper un cri bref de douleur, puis il s’étala mollement, bras et jambes repliés sous lui, telle une méduse échouée. Dans cette position inconfortable, il demeura de longues minutes immobile, paralysé. Son principal souci était de pomper l’air nécessaire à sa survie. Mais le Démon sans doute était avec lui, car il dégagea un bras, l’autre, réussit une première reptation. Ce piteux triomphe fut de courte durée : quelqu’un pénétrait dans la maison.